Dans son berceau de brume, aussitôt qu’apparaît l’Aurore aux doigts de rosés, j’appelle tout le monde à l’assemblée et dis :
Ulysse. — Amis, de cet endroit, nous ne pouvons rien voir, ni le point du noroît, ni celui de l’aurore : le Soleil des vivants, où tombe-t-il sous terre ? par où nous revient-il ?… Donc, au plus tôt, voyons s’il est quelque autre avis ; pour moi, voici le bon : grimpé sur le rocher de la guette, j’ai vu une île que la mer couronne à l’infini ; c’est une plaine basse ; au centre, une fumée m’est apparue dans le maquis et la forêt…
Mais à ces mots, leur cœur se brise : ils se souviennent d’Antiphatès le Lestrygon et de ses crimes et de la force, aussi, du Cyclope au grand cœur qui dévore les hommes ; ils pleurent à grands cris,versent des flots de larmes. Mais on n’avait que faire de ces gémissements.
Lorsque j’ai fait l’appel, je partage en deux camps tous mes hommes guêtrés ; chaque bande a son chef : c’est moi-même pour l’une et, pour l’autre, Euryloque au visage de dieu. Nous secouons les sorts dans un bonnet de bronze : il en saute celui d’Euryloque au grand cœur, qui se met en chemin avec ses vingt-deux hommes ; les partants, les restants, tout le monde pleurait.
Ils trouvent dans un val, en un lieu découvert, la maison de Circé aux murs de pierres lisses et,tout autour, changés en lions et en loups de montagne, les hommes qu’en leur donnant sa drogue, avait ensorcelés la perfide déesse. A la vue de mes gens, loin de les assaillir, ces animaux se lèvent et, de leurs longues queues en orbes, les caressent… Tel le maître, en rentrant du festin, voit venir ses chiens qui le caressent, sachant qu’il a toujours pour eux quelque douceur. C’est ainsi que lions et loups aux fortes griffes fêtaient mes compagnons, qui tremblaient à la vue de ces monstres terribles. Mais les voici debout, sous le porche de la déesse aux belles boucles. Ils entendent Circé chanter à belle voix et tisser au métier une toile divine, un de ces éclatants et grands et fins ouvrages, dont la grâce trahit la main d’une déesse. Le meneur des guerriers, Politès, le premier, prend la parole et dit, — c’était, de tous mes gens, celui que son bon sens me faisait préférer — :
Politès. — Mes amis, écoutez ce chant d’une voix fraîche ! on tisse là-dedans, devant un grand métier : tout le sol retentit : femme ou déesse ?… allons ! crions sans plus tarder !
Il dit : tous, de crier aussitôt leur appel. Elle accourt, elle sort, ouvre sa porte reluisante et les invite ; et voilà tous mes fous ensemble qui la suivent !… Flairant le piège, seul, Euryloque est resté… Elle les fait entrer; elle les fait asseoir aux sièges et fauteuils ; puis, leur ayant battu dans son vin de Pramnos du fromage, de la farine et du miel vert, elle ajoute au mélange une drogue funeste, pour leur ôter tout souvenir de la patrie. Elle apporte la coupe : ils boivent d’un seul trait. De sa baguette, alors, la déesse les frappe et va les enfermer sous les tects de ses porcs. Ils en avaient la tête et la voix et les soies ; ils en avaient l’allure ; mais, en eux, persistait leur esprit d’autrefois. Les voilà enfermés. Ils pleuraient et Circé leur jetait à manger faînes, glands et cornouilles, la pâture ordinaire aux cochons qui se vautrent.
Or, vers le noir croiseur, Euryloque rentré voulait nous raconter le triste sort des autres.
Mais il ne pouvait plus, quel qu’en fût son désir, proférer un seul mot : son âme était navrée d’un trop rude chagrin ; ses yeux se remplissaient de larmes, et son cœur débordait de sanglots. Étonnés, nous tâchions de savoir, mais en vain…
Il nous raconte enfin la perte de ses gens :
Euryloque. — Nous allions, noble Ulysse, où tu nous avais dit. Au delà du maquis, nous trouvons en un val une belle bâtisse et, dans le bruit d’un grand métier, nous entendons la fraîche voix d’une déesse ou d’une femme. Nos gens crient leur appel : elle accourt, elle sort, ouvre sa porte reluisante et nous invite, et voilà tous mes fous ensemble qui la suivent ! Moi seul, j’étais resté ; j’avais flairé le piège… Leur troupe a disparu ; pas un n’est ressorti ; pourtant, je suis resté longtemps à les guetter.
Il disait : sur mon dos, je jette mon grand glaive en bronze à clous d’argent et, par-dessus, mon arc, puis j’invite Euryloque à me montrer la route. Mais il prend à deux mains mes genoux, me supplie :
Euryloque. — Ne me remmène pas, ô nourrisson de Zeus !… Je ne veux pas aller ! Je veux rester ici !… Je sais que, toi non plus, tu ne reviendras pas : tu ne nous rendras pas un seul de tous les autres ! Ah ! fuyons au plus vite avec ceux que voilà; nous pourrions éviter encor le jour fatal.
A ces mots d’Euryloque, aussitôt je réponds :
Ulysse. — Euryloque, tu peux ne pas bouger d’ici. Au flanc du noir vaisseau, reste à manger et boire. Moi, je pars : le devoir impérieux est là.
Et je quitte, à ces mots, le navire et la mer.
Je venais de passer par le vallon sacré et j’allais arriver à la grande demeure de Circé la drogueuse, quand, près de la maison, j’ai devant moi Hermès à la baguette d’or. Il avait pris les traits d’un de ces jeunes gens dont la grâce fleurit en la première barbe.
Il me saisit la main, me dit et me déclare :
Hermès. — Où vas-tu, malheureux, au long de ces coteaux ?… tout seul, et dans ces lieux que tu ne connais pas ?…. chez Circé, où tes gens transformés en pourceaux sont maintenant captifs au fond des soues bien closes ?… Tu viens les délivrer ?… Tu n’en reviendras pas, crois-moi : tu resteras à partager leur sort… Mais je veux te tirer du péril, te sauver. Tiens ! c’est l’herbe de vie ! avec elle, tu peux entrer en ce manoir, car sa vertu t’évitera le mauvais jour. Et je vais t’expliquer les desseins de Circé et tous ses maléfices. Ayant fait son mélange, elle aura beau jeter sa drogue dans ta coupe : le charme en tombera devant l’herbe de vie que je vais te donner. Mais suis bien mes conseils : aussitôt que, du bout de sa longue baguette, Circé t’aura frappé, toi, du long de ta cuisse, tire ton glaive à pointe et, lui sautant dessus, fais mine de l’occire !… Tremblante, elle voudra te mener à son lit ; ce n’est pas le moment de refuser sa couche ! songe qu’elle est déesse, que, seule, elle a pouvoir de délivrer tesgens et de te reconduire ! Mais fais-la te prêter le grand serment des dieux qu’elle n’a contre toi aucun autre dessein pour ton mal et ta perte. Ayant ainsi parlé, le dieu aux rayons clairs tirait du sol une herbe, qu’il m’apprit à connaître, avant de la donner : la racine en est noire, et la fleur, blanc de lait ; « molu » disent les dieux ; ce n’est pas sans effort que les mortels l’arrachent ; mais les dieux peuvent tout. Puis Hermès, regagnant les sommets de l’Olympe, disparut dans les bois. Au manoir de Circé, j’entrais : que de pensées bouillonnaient dans mon cœur !
Sous le porche de la déesse aux belles boucles, je m’arrête et je crie ; la déesse m’entend. Elle accourt à ma voix. Elle sort et, m’ouvrant sa porte reluisante, elle m’invite, et moi, je la suis en dépit du chagrin de mon cœur. Elle m’installe en un fauteuil aux clous d’argent et, dans la coupe d’or dont je vais me servir, elle fait son mélange : elle y verse la drogue, ah ! l’âme de traîtresse !… Elle me tend la coupe : d’un seul trait, je bois tout…
Le charme est sans effet, même après que, m’ayant frappé de sa baguette, elle dit et déclare :
Circé. — Maintenant, viens aux tects coucher près de tes gens !
Elle disait ; mais moi, j’ai, du long de ma cuisse, tiré mon glaive à pointe ; je lui saute dessus, fais mine de l’occire. Elle pousse un grand cri, s’effondre à mes genoux, les prend, me prie, me dit ces paroles ailées :
Circé. — Quel est ton nom, ton peuple, et ta ville et ta race ?… Quel grand miracle ! quoi ! sans être ensorcelé, tu m’as bu cette drogue!… Jamais, au grand jamais, je n’avais vu mortel résister à ce charme, dès qu’il en avait bu, dès que cette liqueur avait franchi ses dents : il faut qu’habité en toi un esprit invincible. C’est donc toi qui serais l’Ulysse aux mille tours ?… Le dieu aux rayons clairs, à la baguette d’or, m’avait toujours prédit qu’avec son noir croiseur, il viendrait, cet Ulysse, à son retour de Troie… Mais allons ! c’est assez : rentre au fourreau ton glaive et montons sur mon lit ; qu’unis sur celte couché et devenus amants, nous puissions désormais nous fier l’un à l’autre !
A ces mots de Circé, aussitôt je réponds :
Ulysse. — Circé, comment peux-tu invoquer ma douceur ? toi qui, dans ce manoir, fis de mes gens des porcs et qui, m’ayant ici, ne veux que me trahir ! Quand tu me viens offrir et ta chambre et ton lit, c’est pour m’avoir sans armes !… c’est pour m’ôter ma force et ma virilité !… Non ! je n’accepterais de monter sur ta couche que si tu consentais, déesse, à me jurer le grand serment des dieux que tu n’as contre moi aucun autre dessein pour mon mal et ma perte.
Je disais et, suivant mon ordre, elle jura. Quand elle eut prononcé et scellé le serment, je montai sur le lit somptueux de Circé. Ses femmes cependant arrangeaient le manoir. L’une, sur les fauteuils, ayant mis des linons, étalait pardessus les plus beaux draps de pourpre. Une autre en approchait les tables en argent et, sur elles, plaçait les corbeilles en or. Au cratère d’argent, la troisième versait d’un vin au goût de miel, en faisait le mélange, puis, devant chaque place, mettait les coupes d’or. La dernière apporta l’eau dans le grand trépied et ranima le feu. L’eau chauffa, puis chanta dans le bronze luisant. J’entrai dans la baignoire; après avoir tiédi l’eau de son grand trépied, elle m’en inonda la tête et les épaules, pour chasser de mes membres l’épuisante fatigue.
Quand elle m’eut baigné et frotté d’huile fine etrevêtu d’un beau manteau et d’une robe, elle me ramena, me fit asseoir en un fauteuil aux clousd’argent, un beau meuble ouvragé avec un marchepied, et me dit de manger ; mais mon cœur résistait: j’avais l’esprit ailleurs et voyais tout en mal. Circé me regardait rester là, sur mon siège, sans toucher à son pain, en proie à la douleur. La voici qui, de moi, s’approche en me disant ces paroles ailées :
Circé. — Ulysse, qu’as-tu donc à rester sur tonsiège, pareil à un muet ? Tu te ronges le cœur, sans plus vouloir toucher au manger ni au boire : vois-tu quelque autre piège ?… Tu n’as plus rien à craindre : ne t’ai-je pas juré le plus fort des serments ?
A ces mots de Circé, aussitôt je réponds :
Ulysse. — Oh ! Circé, est-il homme, ayant quelque raison, qui pourrait s’en donner de manger et de boire, sans avoir vu d’abord ses amis délivrés ? Ah ! si c’est de bon cœur que tu me viens offrir ces mets, cette boisson, délivre-moi mes braves et les montre à nos yeux !
Je disais, et Circé, sa baguette à la main, traverse la grand’salle et va ouvrir les tects. Elle en tire mes gens : sous leur graisse, on eût dit des porcs de neuf printemps… Ils se dressent debout, lui présentent la face ; elle passe en leurs rangs et les frotte, chacun, d’une drogue, nouvelle : je vois se détacher, de leurs membres, les soies qui les avaient couverts, sitôt pris le poison de l’auguste déesse. De nouveau, les voilà redevenus des hommes, mais plus jeunes, plus beaux et de plus grande mine. Quand ils m’ont reconnu, chacun me prend la main, et le même besoin de sanglots les saisit : le logis se remplit d’un terrible tapage ! La déesse, elle aussi, est prise de pitié. Elle vient et me dit, cette toute divine :
Circé. — Fils de Laërte, écoute ! ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! retourne maintenant au croiseur, à la plage ; commencez par tirer à sec votre vaisseau ; cachez tous vos agrès et vos biens dans les grottes ; puis tu me reviendras et me ramèneras tout ton brave équipage.
Elle dit et mon cœur s’empresse d’obéir. Je reprends le chemin du croiseur, de la plage. Je retrouve au vaisseau mes braves compagnons. Quels sanglots ! et quels cris ! et quels torrents de larmes ! C’est ainsi qu’en un parc, on voit bondir les veaux vers le troupeau des mères, qui, la panse garnie, reviennent aux litières : ils accourent en troupe ; ils leur tendent le mufle, et ce n’est plus l’enclos qui peut les retenir ; leur meuglante cohue se presse autour des mères… Tels mes gens, quand leurs yeux m’aperçoivent, m’entourent : ils éclatent en pleurs ; ils ont le même émoi que s’ils fussent rentrés sur la roche d’Ithaque, au pays des aïeux, en notre ville même, leur berceau, leur foyer.
A travers leurs sanglots, j’entends ces mots ailés :
Le choeur. — A te voir revenir, ô nourrisson de Zeus ! nous avons même joie que si nous arrivions en la patrie d’Ithaque. Mais voyons ! conte-nous comment sont morts les autres !
Ils disaient. Je reprends de mon ton le plus doux :
Ulysse. — Commençons par tirer à sec notre vaisseau ; déposons nos agrès et nos biens dans les grottes ; puis, tous, apprêtez-vous à venir chez Circé ; dans son temple, venez revoir nos compagnons, qui, mangeant et buvant, ont de tout sans compter.
Je disais ; mon discours aussitôt les décide. Seul, Euryloque essaie de me les détourner :
Euryloque. — Où voulez-vous aller malheureux ? quelle envie de connaître ces maux, d’entrer en ce manoir, où Circé, de nous tous, va faire des pourceaux, des loups ou des lions, pour lui garder, bon gré mal gré, son grand logis ? Avez-vous oublié le Cyclope et î’étable où s’en furent nos gens, lorsque ce même Ulysse, en brave, les suivait ; n’est-ce pas sa folie déjà qui les perdit ?
Il disait. En mon cœur, j’hésitai : j’avais là, sur le gras de ma cuisse, mon glaive à longue pointe ; allais-je le tirer et, d’un coup, envoyer sa tête sur le sol, quoiqu’il fût mon parent, et même des plus proches ?… Mais tous nos compagnons, de leurs mots les plus doux, à l’envi me retinrent :
Le Choeur. — 0 rejeton des dieux, laissons-le !… si tu veux : il va rester à bord et garder le vaisseau, sans bouger de la grève ; nous autres, conduis-nous au temple de Circé.
A ces mots, nous quittons le navire et la mer. Mais, au flanc du vaisseau ne voulant pas rester, Euryloque nous suit : mon éclat de fureur l’avait empli de crainte.
Circé, dans son logis, traitait mes autres gens et, les ayant baignés et frottés d’huile fine, les vêtait de la robe et du manteau de laine.
Nous les trouvons tous au festin, dans la grand’ salle : on se cherche des yeux ; on se revoit ; on pleure ; on gémit ; le manoir retentit de sanglots.
Elle vient et nous dit, cette toute divine :
Circé. — Allons, ne poussez plus tant de gémissements!… Oh! je sais tous les maux que vous avez soufferts sur la mer aux poissons ou, par la cruauté des hommes, sur la côte ! Mais prenez de ces mets et buvez de ce vin, afin de retrouver en vous le même cœur qui, jadis, vous a fait quitter le sol natal, votre rocher d’Ithaque… Vous voilà sans élan et l’âme anéantie, vous rappelant sans fin vos tristesaventures, ne goûtant plus la joie, à force de souffrir !
Elle dit, et nos cœurs s’empressent d’obéir.
Source : L’Odyssée, Chant X, Poésie homérique d’après Homère, traduction de Victor Bérard, 1ère édition, Edition Les Belles Lettres, Paris 1924
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