Dictionnaire de la Littérature Orale
Claude Lévi-Strauss
Anthropologue structuraliste fondamental pour la discipline, Claude Lévi-Strauss est d’une grande importance dans la littérature orale notamment pour ses recherches sur les mythes.
Claude Lévi-Strauss est un chercheur universitaire français qui a révolutionné les disciplines anthropologiques dans les années Cinquante.
Dans l’approche du CMLO, Claude Lévi-Strauss revête une importance toute particulière pour ses recherches qui intègrent la littérature orale non seulement comme élément folkloriste et ethnologique, mais en tant que fondement anthropologique.
Anthropologue structuraliste spécialiste de l’Amérique du Sud — tout en détestant les voyages, comme le raconte dans Tristes Tropiques — il a opéré un renouvellement radical dans les études de la mythologie. Levi-Strauss opère dans le champ des traditions orales qui ont l’avantage de nous ramener au sens littéral du mot « mythe ».
Un mythos est littéralement un récit, un dire de fiction, tandis qu’un logos est un dire argumenté. Par rapport à l’anecdote, à la narration de souvenirs ou au récit historique, les traits distinctifs du mythe sont :
- de se référer à un temps antérieur indéterminé (Autrefois, au commencement, etc…)
- De porter sur la raison d’être d’une situation soit générale (comme : existence des êtres, vie et mort, différence des sexes, proches et étrangers, jour et nuit…), Soit locale en termes d’environnement géographiques (savane et forêt ; eau et terre ferme, mer et montagne…), soit sociale (parents, conjoints, alliés…).
- Beaucoup de ces récits apparaissent comme des variations les uns par rapport aux autres, que ce soit par similitude des évènements, inversion des figures ou permutation des fonctions ;
- Ces récits oraux ne donnent pas lieu à des panthéons (ou alors très limités) ni même à des divinités pourvues de noms propres et formant des parentés complexes. On a tout au plus quelques noms de divinités et de héros ou des noms communs personnifiés (Coyote, Lune, Corbeau, Lynx).
- Ces mythes ne diffèrent pas en nature des contes populaires et n’appartiennent pas à un champ que l’on pourrait dire « sacré ». En cela les mythes sont l’objet de l’enquête ethnologique au même titre que les systèmes de parenté, les pratiques culinaires, les rites saisonniers ou les classifications du monde naturel.
Levi-Strauss annonce son projet par l’article fondateur de 1958 : « La structure des mythes » (paru dans le fondamental Anthropologie Structurale), le confirme avec « La geste d’Asdiwal » en 1959 et surtout avec les quatre volumes des « Mythologiques » (1964-1971), complétés par « La potière jalouse »(1985) et « L’histoire du Lynx » (1991).
En proposant de revenir à l’évidence très simple que les mythes sont des récits, Lévi-Strauss doit affronter la question : quelle est la logique de leur narration ?
Comment expliquer l’apparence absurde ou gratuite de beaucoup d’épisodes ou de détails ? Vouloir réduire cette absurdité ou cette gratuité par des interprétations portant sur les figures ou les images, bref par un déchiffrage des contenus considérés en eux-mêmes, c’est les référer et les réduire à un sens qui serait antérieur ou au-delà du récit.
Dès l’article de 1958, Lévi-Strauss remarque que dans tout récit mythique il existe des phrases, segments de phrases, des mots ou des noms propres que l’on peut regrouper par colonnes : ainsi dans le mythe d’Œdipe cela donne des ensembles tels que rapports de parenté sur-évalués ou sous-évalués, affrontements avec les monstres ; ou même de l’infirmité liés à l’autochtonie.
Dans « La Geste d’Asdival » — héros de la côte Nord-Ouest américaine – on a des ensembles comme pêche et activités de la mer, chasse et activités de la montagne, mariage du côté des proches ou mariage au loin. Deux lectures sont alors possibles : de gauche à droite, à travers les colonnes, on a une diachronie mais faite de sauts où les liens entre les segments sont quasi incompréhensibles ; mais en lisant les colonnes verticales une à une (comme une partition musicale) on a affaire à des groupes de relations synchroniques que l’on voit s’étager dans le récit ; ce sont ses éléments que Lévi-Strauss – par analogie avec les unités différentielles de la linguistique structurale – appelle des mythèmes ; ceux-ci constituent le matériau du niveau propre au discours mythique. Ils sont réglés par des jeux logiques variés d’opposition, de symétrie, etc. Ils forment des « codes », c’est à dire des strates référentielles renvoyant à des contextes culturels singuliers (astronomique, zoologique, sociologique, climatologique, technique, etc). Les contextes sont toujours locaux et variables (d’où l’erreur des formalistes qui cherchent des modèles narratifs universels et celle des symbolistes qui croient à des archétypes). Du point de vue contextuel et étiologique, la fonction du mythe est d’exposer et assumer des contradictions du monde vécu et de concevoir des médiations possibles (1955). Ce lien à des contextes ne limite pas cependant la capacité d’invention mythique : les éléments ou segments d’un récit entretiennent des rapports avec d’autres récits d’une même aire culturelle ; dans tel ou tel ensemble, ces récits peuvent se contredire ou se compléter, s’opposer ou se répéter, se répondre ou s’inverser, et ainsi se détacher de leurs référents comme pour explorer des possibilités inédites, les anticiper, ou tout simplement épuiser des combinaisons logiques. C’est en cela qu’ils révèlent des capacités cognitives de l’esprit humain. Ces ensembles de récits forment alors leur propre contexte.
Ce qui conduit Lévi-Strauss à proposer les règles de méthode suivantes :
- ne jamais réduire un récit mythique à un seul de ses niveaux
- ne pas isoler un mythe des autres mythes avec lesquels il est en rapport de transformation
- ne pas isoler un groupe de mythes des autres groupes de mythes auquel il se rattache.
Bref, comprendre un récit dans une tradition donnée, c’est saisir d’abord le groupe des autres récits qui y sont liés ; c’est le situer dans un réseau. D’où deux conclusions essentielles :
- un mythe est constitué de l’ensemble de ses variantes
- un mythe n’a pas de version authentique ou originaire : toutes sont également pertinentes. Une variante, comme une variation en musique, explicite ou développe un « argument » d’un récit précédent.
Ainsi peuvent se définir la position et la fonction – limitée – du mythologique : non pas proposer – ce qui serait imposer — un sens à des histoires d’une culture autre, mais exposer les dispositifs par lesquels ces récits construisent et ordonnent un monde.
Cela semble exclure toute approche herméneutique du moins comme possibilité de relation de l’interprète à une culture autre que la sienne ; en revanche celui-ci est fondé à viser « une reprise du sens » (Ricoeur 1969) pour sa propre tradition, à s’en approprier réflexivement les figures et récits ce qui, sauf à en produire des variantes, doit s’opérer sur un mode critique ; une telle production cependant reste ouverte aux auteurs de fiction.