La Belle Eulalie.

LA BELLE EULALIE – Version nivernaise. ATU 313

Un soldat nommé Jean revient du service son temps fini. Le soir, il arrive à une petite maison. couverte de paille et demande à y passer la nuit. Mais la belle jeune fille qui est venue lui ouvrir lui signale qu’ son père « mange le monde » et qu’il ne peut rester sans danger. Le soldat, très fatigué, est incapable d’aller plus loin et insiste, et la jeune fille le cache. Bientôt, arrive « le Vieux » qui est le Diable. « Je sens la chair fraîche, dit-il, il y a ici un chrétien! », et il découvre le militaire qu’il déclare vouloir manger le lendemain. Mais le lendemain matin, la fille prie son père de l’épargner pour l’instant et de lui donner plutôt du travail.

— Eh! bien, dit-il au soldat, je veux qu’avant ce soir et sans autre outil que tes mains, les chenets, la barre du feu et la crémaillère soient devenus brillants comme l’argent, sinon tu seras mangé demain.

Et il s’en va. Mais les objets sont couverts d’une épaisse couche de rouille, de suie et de fumée, et le soldat se désespère.

— Si vous voulez me promettre de m’emmener et de m’épouser, je ferai le travail pour vous, lui dit la fille.

Le soldat accepte, et, le soir, elle n’a qu’à dire : « Par la vertu de ma baguette, que le travail soit fait! » et la crémaillère, les chenets et la barre sont brillants comme argent.

Le Vieux arrive et trouve le travail fait. Mais le lendemain matin, il donne une nouvelle tâche au soldat.

— Il faut qu’avant ce soir, tous mes harnais reluisent comme or, ou tu seras mangé.

Cette fois encore, la fille fait le travail comme la veille par la vertu de sa baguette. Le Vieux qui trouve ses harnais brillants comme l’or déclare au soldat qu’il lui donnera une autre tâche le lendemain. Mais la belle Eulalie, sa fille, déclare au soldat qu’il est prudent de s’enfuir le plus vite possible et ils décident de partir dans la nuit.

La belle Eulalie fait deux pâtés enchantés qui parlent et doivent répondre à la place des fugitifs, l’un pour elle, l’autre pour le soldat; et elle les place dans leurs chambres, sur leurs lits. Et les deux jeunes gens se tiennent prêts à partir.

Dans la nuit, la femme du Vieux, qui est plus fine et plus dangereuse que lui, se prend à dire :

  • —  Je rêve, je rêve.
  • —  De quoi rêves-tu? demande le Vieux.
  • —  Je rêve que le chrétien va emmener ma fille.
  • —  Belle Eulalie! appelle le père.
  • —  Plaît-il? mon père.
  • —  Mauvais chrétien!
  • —  Plaît-il? maître.
  • —  Tu vois qu’ils sont couchés, dit-il à sa femme.Mais un moment après, sa femme lui dit encore : « Je rêve, je rêve! », et elle dit rêver que le chrétien est parti avec sa fille. Même dialogue entre le Vieux et sa femme, mêmes appels aux deux jeunes gens, mêmes réponses; mais cette fois, ce sont les pâtés qui répondent à la place des fugitifs. Une troisième fois, la vieille dit rêver que le chrétien est déjà loin avec sa fille (même dialogue, mêmes appels) et les pâtés répondent faiblement, car leurs voix diminuent à mesure que s’éloignent les fugitifs, mais le Vieux pense qu’ils s’endorment. Enfin, quand la femme s’éveille encore et demande au Vieux d’appeler, aucune voix ne répond, ils cons-tatent que les chambres sont vides.Le Vieux part à cheval, à la poursuite des fugitifs. La belle Eulalie, fuyant en toute hâte avec son compagnon, lui dit :— Mon ami Jean, mon tendre ami,Ne vois-tu rien venir ?
  • —  Je vois venir un cavalier qui galope, qui galope…
  • —  C’est mon père. Par la vertu de me baguette, que tu te changes en poire sur un poirier, moi en vieille femme qui veut abattre la poire.Le Vieux arrive et demande à la vieille femme si elle n’a pas vu passer un jeune homme et une demoiselle.

— Ah! Monsieur, j’ai bien de la peine à l’abattre, cette poire. Le Vieux n’en pouvant rien tirer, retourne chez lui, et déclare à sa femme qui l’interroge, n’avoir vu qu’une vieille femme sous un poirier.

— C’étaient eux! lui dit-elle. Et il repart.

Même question de la belle Eulalie à son ami Jean : « Mon ami Jean, etc. u, même réponse, et par la vertu de sa baguette elle change le garçon en jardinier dans son jardin et se change elle- même en rose sur un rosier. Et le jardinier répond à la question du Vieux :

— Je ne vends pas de graine d’oignon, je vends de la graine de carotte.

Il revient et, renseigné par sa femme, repart de nouveau, rejoint les fugitifs, la belle Eulalie transformée en chapelle et le garçon en curé, qui, à sa question, répond : « Dominus vobiscum. » Quand le Diable est revenu une troisième fois, sa femme, furieuse, décide de partir à sa place. A la question : « Mon ami Jean, etc. », le garçon répond :

— Je vois une voiture qui vient, qui vole, qui vient, qui vole.

Et la belle Eulalie devine que cette fois c’est sa mère. Elle change le soldat en étang et elle se change elle-même en canette nageant. La Diablesse arrive au bord de l’étang, émiette du pain sur l’eau en appelant « Canette! jolie canette. » Et la canette s’approche, prend le pain, tandis que la vieille se penche pour la toucher de sa baguette. Mais brusquement, la cane saisit la baguette dans son bec et plonge en l’emportant. La Diablesse supplie en vain sa fille de la lui rendre et elle doit repartir en gémissant, ayant perdu son pouvoir.

Maintenant, les fugitifs sont hors de danger. Belle Eulalie recommande au jeune homme de ne pas se laisser embrasser lorsqu’ils arriveront chez ses parents, sinon il l’oublierait. Ils y arrivent, le soldat est accueilli avec joie par sa mère qui veut l’embrasser, mais il se dérobe; il se met au lit pour se reposer, elle l’embrasse dès qu’il est endo »mi et à son réveil il a tout oublié. Il ne reconnaît pas belle Eulalie qui se retire et se bâtit dans la région un beau château par la vertu de sa baguette.

Trois jeunes gens d’un domaine voisin remarquent la belle jeune fille à la fenêtre du château et décident de lui faire la cour à tour de rôle. L’aîné se présente le premier et il est si bien reçu qu’il demande à passer la nuit au château. La belle y consent, mais elle lui demande de vouloir bien enterrer (couvrir) le feu avant de se coucher. Et dès qu’il est à la besogne, elle prend la baguette et dit :

— Je veux que tu l’enterres Et le déterres
Et que le jour t’y prenne.

Et à peine a-t-il couvert les braises que les cendres s’écartent à nouveau, et toute la nuit le garçon doit couvrir les charbons ardents et il se sauve au jour, les doigts à demi grillés.

Ses compagnons lui demandent s’il est satisfait, il répond affirmativement et le cadet va à son tour tenter sa chance le deuxième soir. Il est reçu de la même façon., mais au moment de se coucher, la belle Eulalie l’envoie fermer les volets, et toute la nuit ils se rouvrent, il doit les refermer sous une pluie battante et au matin il s’en va transpercé et transi. Le troisième vient à son tour, va pousser le verrou, doit le manoeuvrer jusqu’au jour et repart le poignet demi brisé. Les trois galants se font alors part de leur déconvenue et se concertent pour en tirer vengeance.

Quelques jours après, on annonce le mariage de Jean le soldat avec une jeune fille du pays. Les trois garçons éconduits qui doivent être des noces conseillent au futur d’inviter la belle demoiselle du château dont ils espèrent bien se moquer. Elle arrive au repas, belle comme le jour et prend une place restée libre à côté du marié. Elle avait préparé deux pâtés parlants comme elle savait les faire. Elle les met sur la table, et lui seul avec elle peuvent les entendre. L’un évoque les souvenirs du passé, l’arrivée à la maison du Vieux, les travaux imposés et l’aide de la belle Eulalie, la fuite et les dangers courus, et chaque fois il demande à l’autre s’il se souvient, et l’autre répond non; mais quand le premier pâté évoque la promesse de ne pas se laisser embrasser, puis de ne pas oublier, le second répond qu’il se souvient.

Alors le soldat quitte la table et va trouver sa mère.

— Mère, j’avais perdu la clef de mon buffet, j’en ai commandé une neuve, mais je retrouve l’ancienne, laquelle dois-je prendre?

  • —  La première, puisque tu la connais.
  • —  Eh! bien, mère, j’avais promis le mariage à cette demoiselle qui m’a sauvé la vie. Je l’avais perdue, je la retrouve. C’est donc elle que je prends.Et il épouse la belle Eulalie. La noce dure toute une semaine, tant qu’on trouve des vivres dans le pays. Il y a six vielles et six musettes.Tout l’ mond’ dansa, grands et petits Jusqu’à la mère Bardichon
    Qui sautait comme un cabri
    Avec ses quatre-vingt-cinq ans.Conté à Achille Millien vers 1883 par Marie Moreau, femme Balet, dite la mère Belette, née à Prémery (Nièvre) en 1857 et résidant à Beaumont-la-Ferrière. Publié sans indication d’origine dans le journal Paris-Centre, n° du 22 mars igog. Reproduit avec quelques retouches dans : Delarue (Paul), L’amour des trois oranges et autres contes folkloriques, Paris, 1947, pp. 48-58.

 

Notes :

Légende racontée par
Source : Le Conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française d’outre-mer